Conférence du 21 janvier 2016,
Sébastien Ronceray est co-fondateur de l’association « Braquage », avec laquelle il propose des programmations de films expérimentaux, des conférences et des ateliers de sensibilisation. Cinéaste, rédacteur de textes sur le cinéma, il s’intéresse également à la pédagogie du cinéma.
Par le biais de présentation de films (ou d’extraits) issus tout autant du champ du cinéma expérimental que d’autres pratiques du cinéma, cette intervention cherche à creuser les possibilités qu’offre aujourd’hui encore le support argentique dans le champ des créations cinématographiques indépendantes. En présentant également une partie de son propre travail de cinéaste, Sébastien Ronceray va aborder l’approche manuelle, chimique, optique que permettent les possibilités de la machine-cinéma et leur valeur à l’heure de la profusion d’outils de conception d’images en mouvement. Le support argentique est très diffèrent du support numérique. Il pose la question du rapport du cinéma au réel, mais aussi au tremblement, à l’instabilité, à la discontinuité, à l’accident. La conférence est associée à la projection de films en pellicule, de formats différents (super 8, 16mm, 35 mm, cinémascope), afin de mettre en évidence les caractéristiques spécifique du format argentique, au tournage, mais aussi à la projection.
Tout d’abord avec la projection d’un film de Etienne Jules Marey et de Lucien Bull, « Mouvements d’insectes au ralenti », Sébastien Ronceray met en avant le champ d’exploration scientifique du cinéma mais aussi la tension du cinéma scientifique vers le poétique. La caméra est une machine à explorer le temps et l’espace, La lenteur des images au ralenti permet la contemplation, et le ralenti propose une contemplation dont seul le procédé mécanique de la cinématographie dispose.
En 1966, le cinéaste et plasticien Bruce Conner filme Antonia Christina Basilotta dansant sur une musique d’Ed Cobb dans Breakaway. Son film Breakaway, met en lui en évidence le scintillement de l’obturateur, qui est au coeur du dispositif mécanique du cinéma argentique. Décor simple, cadres exclusivement sur la danseuse, Conner déploie les modes de prise de vue, brisant la continuité des mouvements chorégraphiés en filmant par intermittence et en utilisant une vitesse de défilement des images autour de 8 images par seconde. La captation en sautes d’images laisse des espaces dans lesquels les mouvements sont absents. Absence qui pointe la forme accidentelle du cinéma, sa discontinuité et le scintillement de l’obturateur au coeur du cinéma. Une discontinuité qui s’oppose au
numérique qui est du flux.
La caméra est le lieu de l’expérimentation et pointe les spécificités du cinéma argentique dans son rapport au réel. Ainsi, dans les films de Jonas Mekas le monde est morcelé via différents types de dérèglements : montage-caméra entraînant ruptures de temps et d’espace ; superposition ; marche-arrière ; flou, tremblement, mouvement et prise de vue rapides. Même volonté de réinvention utopique chez Nicolas Rey quand il utilise pour son film Autrement la Molussie (2012) une caméra éolienne, appelée zéphirama (c’est une hélice dont la vitesse change selon le vent qui fait tourner le moteur de la caméra à des rythmes variés).
Le rapport au réel est aussi un travail de prélèvement. Pour une partie de son oeuvre, Brakhage se passe de la « machine thaumaturgique » (c’est ainsi qu’il décrit la caméra), en peignant directement sur de la pellicule avec des encres. Retirant les couleurs de sa palette, il utilise du matériel concret, l’applique sur le support, et nous donne à voir en projection des matières pures, des couleurs, des formes, des visions. Cet agrandissement direct d’éléments physiques permet de considérer que les films réalistes sont ceux qui laissent apparaître, par le biais des outils spécifiques du cinéma (mécanique, optique, support), de la matière pure prélevée directement du monde : encre, mais aussi ailes de papillon chez Brakhage (Mothlight, 1963), poussière chez Nam Jun Paik (Zen for Film, 1964), rubans collants chez Olivier Fouchard (Papillon, 2006) et tant d’autres possibilités encore… Ces corps/matières deviennent purement filmiques. Les films sans caméra peuvent être envisagés comme l’une des quintessences de la présence de la réalité au cinéma.
Le geste de prélèvement peut également avoir lieu au sein même du cinéma, avec des dispositifs de found footage. Sébastien Ronceray projette ses propres films, comme Old Western Movie (2000), où il filme une boucle projetée d’un extrait de La charge héroïque de John Ford avec un projecteur qui saute et une caméra irrégulière. Le son est un enregistrement magnétique
(texte de Kerouac lu par Burroughs) qui a fait un séjour au congélateur.
La matière argentique est une matière tactile, transformable. La proposition est celle d’un cinéma qui creuse ce que peut faire le cinéma, comment se servir de l’outil, de ses dérèglements et de ses imperfections. Ainsi dans Un orage vient chasser le ciel (2005), Sébastien Ronceray, refilme en vidéo une projection pellicule et propose un travail sur ce que provoque le passage d’un support à un autre. Forme du recyclage filmique, la pratique du found footage (la cinéaste Frédérique Devaux préfère l’expression Chosen Footage1, film choisi) consiste en un détournement par prélèvement d’images tournées par d’autres. Ainsi, elle insuffle une distanciation par rapport au réel filmé. Pour ce faire, aller piocher dans le matériel concret d’un ruban de film duquel les cinéastes de found footage prélèvent des éléments, renvoie au geste de se saisir d’une réalité : celle des images insérées sur le support filmique. Les images sur la pellicule équivalent alors à une autre forme de prise de vue (au sens d’une prise de butin, de trésor). Ainsi, pourquoi ne pas considérer qu’une des matières les plus réelles que les cinéastes peuvent utiliser se situe bien dans le support lui-même, qu’ils manipulent, travaillent de leurs mains, étirent, creusent infiniment, montent et remontent, coupent, décadrent ?
Films peints, films de found footage peuvent ainsi ouvrir à d’autres champs de réflexion cinématographique proposant de nouvelles perceptions et des pratiques brisant le phénomène culturel de notre rapport au réel au cinéma (rapport que l’industrie tente non sans succès de nous imposer, omettant les nombreux et riches autres possibles du cinéma). Ces pratiques de prélèvement d’autres matières (images, encre…) rectifient notre rapport à l’égard du monde apparent vu, totalement bouleversé au travers de pratiques cinématographique démultipliées.
1 Entretien avec la cinéastes, in Fabriques du cinéma expérimental par Carole Contant et Éric Thouvenel (éd. Paris Expérimental, 2014), p. 33