Conférence du 12 janvier 2017
Frédérique Devaux Yahi est MCF à l’Université de Aix/Marseille, Laboratoire de recherche PRISM. Franco-berbère, auteure de nombreux articles et de plusieurs ouvrages, notamment Dziga Vertov L’homme à la caméra, Le cinéma lettriste, Entretiens avec Isidore Isou…, De la naissance du cinéma kabyle au cinéma amazigh (L’Harmattan, 2016). Elle travaille depuis plusieurs années sur les cinémas du Maghreb et les œuvres berbérophones. Réalisatrice de plus de trente films de recherche et de documentaires depuis 1980, en tant qu’artiste indépendante et pour la télévision. Ses films acquis par diverses institutions dans le monde sont montrés dans des festivals internationaux.

Lors du séminaire, Frédérique Devaux aborde les questions de production en Kabylie algérienne, notamment au moment de la transition entre le tout état et la privatisation, au milieu des années 90, en prenant pour exemples les trois premiers films de cette toute jeune cinématographie. Frédérique Devaux commence par préciser ce qu’elle entend par cinéma Kabyle (berbère ou amazigh). La Kabylie est une région étendue le long de la côte algérienne ; le peuple berbère se retrouve également au Maroc, en Lybie, aux Canaries (les Guanches)… Elle explique que si le mot « Kabyle » vient d’un mot arabe qui veut dire « tribu », berbère viendrait, entre autres origines, de « barbare » ; les Berbères se dénomment eux même « imazighen » (qui signifie les hommes libres). Lors du séminaire, elle se penchera sur les trois premiers long-métrage en 35 mm, faits en Kabylie, par des kabyles, en langue kabyle et portant sur les coutumes et l’intégrité kabyles.
La Colline oubliée de Bougermouh a mis très longtemps à pouvoir se faire. En effet, Bougermouh dépose son scénario en 1968. Or il tient absolument à tourner le film en Kabylie et en langue Kabyle, ce qui bloque pendant longtemps à la fois les autorisations et le financement. Ce film est l’adaptation d’un livre de Mouloud Mammeri. En 1988, a lieu en Algérie un rapprochement entre les cinéastes et la production étatique et se crée une commission qui alloue de l’argent au cinéaste. C’est une petite somme mais enfin le tournage en langue native est autorisé. Abderrahmane Bouguermouh crée un comité de soutien au film qui permet de le financer. Le tournage commence alors au début des années 1990 dans des conditions de périls extrêmes. Le tournage a lieu pendant les années noires dans un contexte de guerre civile. Le réalisateur reçoit des lettres de menace et est protégé par une milice villageoise. Certaines scènes du livre sont absentes parce qu’impossibles à tourner dans ces conditions. Ainsi le début du livre avec la fête est absent du film : comment tourner de nuit ? Le montage a lieu à Alger, en l’absence du réalisateur qui ne peut pas sortir de Kabylie et qui téléphone tous les soirs pour prendre des nouvelles. Quand le montage revient, rien n’est bon. Le film est cependant projeté une première fois en 1994 devant 1500 personnes. En 1995, le réalisateur a refait la post-production à Paris et le film sort en 1997. Cela sera un succès public extraordinaire. Ainsi on voit émerger plusieurs caractéristiques qui vont se retrouver dans les autres films, qui marquent la naissance du cinéma amazigh : un financement difficile, avec très peu de soutien de l’état algérien, des conditions de tournage difficiles et dangereuses et un grand succès à la sortie, auprès d’un public peu ou pas du tout habitué au cinéma, parfois même illettré.
La Montagne de Baya, d’Azzedine Meddour, va mettre, lui, 7 ans à être réalisé. Le tournage commence en 1993 et le film sort en 1997. L’équipe est obligée de tourner dans des conditions difficiles, se cachant des groupes armés islamistes, présents dans les maquis de Kabylie. Le tournage est ainsi fréquemment interrompu et va durer plus de deux ans. Il y aura 13 morts sur le tournage, lié à un accident d’explosifs (même s’il y a une probabilité que cela ait été commandité). La jeune femme qui jouait le rôle de Baya va être rappelée dans son entreprise et le réalisateur va alors choisir la même actrice que celle qui joue dans La Colline oubliée. C’est une autre des caractéristiques de ces films : les acteurs kabyles n’existent pas. De plus, comme la langue kabyle évolue beaucoup, il est difficile de trouver quelqu’un qui parle la langue du terroir. Les acteurs sont donc rares et passent de film en film. Notons également qu’il n’y a pas véritablement d’enseignement du cinéma en Algérie. Les Algériens Bougermouh, Meddour, Hadjadj (le réalisateur du troisième film dont Frédérique Devaux va parler) ont fait leurs études de cinéma à l’étranger. De même, une grande partie de l’équipe technique de ces films est française, ce qui posera sans cesse la question des visas. La Montagne de Baya sort en 1997.
Machaho, film de Belkacem Hadjadj tourné en 1994, ne pourra lui aussi compter que sur peu de subventions publiques. Le reste du budget est issu de fonds privés et d’aides du festival de Montpellier (Cinemed). « Macaho », c’est la formule rituelle qui ouvre les contes en Kabylie et effectivement ce film est un conte. De façon générale, ces trois films sont construits comme des contes et s’adressent à une population qui passent directement de la culture orale au cinéma. Tout y parle de la culture kabyle, même les champs/contre-champs sans amorce entre un homme et une femme (ils ne doivent pas être dans le même espace). C’est une forme classique ajustée aux traditions. Machaho est un grand succès, cinq semaines durant il sera premier au box office en Algérie.
Pour conclure, Frédérique Devaux souligne que jusqu’à l’avènement des ces trois longs-métrages (excepté un court-métrage de 1990 La Fin des Djinns de Cherif Aggoune) le Kabyle, le Berbère était un figurant dans les films algériens, un personnage exotique descendu de ses montagnes vers la ville, mais jamais il n’avait été le personnage principal de l’histoire (dans le sens de diégèse), ce qui explique sans aucun doute le succès aussi inattendu qu’important de ces films à leur sortie, à la fois en France et dans leur pays d’origine.