Les archives du décorateur Jacques Saulnier à la Cinémathèque française

Conférence du 7 avril 2016,

Les archives du décorateur Jacques Saulnier à la Cinémathèque française, François Thomas.

Professeur en études cinématographiques à l’université Sorbonne Nouvelle et collaborateur de la revue Positif, François Thomas a notamment publié L’Atelier d’Alain Resnais et, en collaboration avec Jean-Pierre Berthomé, Citizen Kane et Orson Welles au travail.

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Le décorateur de cinéma Jacques Saulnier (1928-2014) a légué ses archives professionnelles à la Cinémathèque française. À la demande de Jacques Saulnier, François Thomas a trié ses archives professionnelles avant de les confier à la Cinémathèque française.
Dans les années 50, Saulnier a été assistant décorateur de Max Douy ou d’Alexandre Trauner sur des films réalisés par Yves Allégret, Claude Autant-Lara, Julien Duvivier, Jean Renoir, Jules Dassin, Luis Buñuel ou Howard Hawks. Puis il a été le chef décorateur de soixante-huit longs métrages. Collaborateur de Louis Malle, Claude Chabrol ou Philippe de Broca à leurs débuts aussi bien que de Marcel Carné ou d’Henri-Georges Clouzot, associé à des films tournés en Europe de Sidney Lumet ou John Frankenheimer, il a connu ses collaborations les plus régulières avec Henri Verneuil, Pierre Granier-Deferre et plus encore Alain Resnais dont il a décoré presque tous les films de L’Année dernière à Marienbad (1961) à Aimer, boire et chanter (2014). Dans sa conférence, François Thomas privilégiera les documents relatifs aux films sur lesquels il travaille, ceux d’Alain Resnais, mais il fait remarquer qu’il ne faut pas réduire les qualités d’un grand décorateur au nom des metteurs en scène avec lesquels il a collaboré. Ce qui compte, c’est avant tout le projet qui incite à de grands développements, et les archives de Jacques Saulnier apportent la preuve de son inventivité pour des projets extrêmement divers. Une des plus grandes fiertés de Jacques Saulnier était le petit pavillon d’un couple âgé qui ne se supporte plus dans Le Chat de Pierre Granier Deferre, un petit pavillon étriqué où se déroule presque toute l’action de ce huis-clos étouffant.
Les archives de Jacques Saulnier comprenaient 82 boîtes dont 80 sur des films précis. Un peu de télévision, de publicité, de théâtre, un projet de parc d’attraction, un projet de domaine de mémoire (sur la vie des esclaves en Guadeloupe) et puis surtout des longs métrages de cinéma. Les archives proposent des documents de toute sorte : maquettes en volume, maquettes peintes ou dessinées, plans au sol, photographies des décors en construction ou achevés, photographies de repérages, devis, calendriers de travail de l’équipe décoration, scénarios, documentation syndicale, correspondance… Cela, y compris pour des projets non tournés dont les archives donnent une idée parfois très précise, comme Germinal et
d’autres projets de Marcel Carné, ou bien pour des films sur lesquels Jacques Saulnier a travaillé brièvement ou longuement avant que la collaboration s’interrompe de son fait ou non, comme Les Soeurs Brontë d’André Téchiné qui a conduit le décorateur à faire des recherches en Angleterre qui lui serviront pour d’autres projets. François Thomas, à travers un parcours dans les documents de Jacques Saulnier dont il montre des reproductions, explique lors de cette conférence quel parti on peut tirer de telles archives et avance l’idée, entre autres, qu’il n’est pas besoin d’avoir fait des études d’architecture pour comprendre à quel point le décor de cinéma peut consister à fabriquer des habitations impossibles ou absurdes dans la réalité.
Peu de correspondances dans les archives. Cependant on remarque des échanges très intéressants avec Sidney Lumet (pour la préparation de Vu du pont, tourné en Europe). Lumet, dans ses lettres, fait des demandes d’une précision extrême, montrant sa connaissance des problématiques du décor. Une superbe lettre également de Jean-Jacques Annaud au sujet du Nom de la rose. Au départ, le film doit se tourner en Italie et en France avec Jacques Saulnier, qui fait des repérages pendant plusieurs semaines. Le budget « décors » est jugé trop élevé. Plusieurs projets de décoration s’affrontent. Jacques Saulnier refuse un projet de compromis soumis par Jean-Jacques Annaud, jugeant impossible de faire correctement son travail, et donc, quand la société de production change, il ne participera pas au film. La lettre, très élégante, de Jean-Jacques Annaud explique avec regret la fin de leur collaboration. Les différents projets de décoration du Nom de la rose, avec aménagements de décors naturels dans des pays distincts selon les projets, sont très intéressants à étudier.
Beaucoup de photographies de repérages. Un même lieu est parfois photographié depuis le même point avec plusieurs focales, alors indiquées, ce qui permet au réalisateur de se faire une idée précise de l’utilisation qu’il peut en faire. Pour No smoking et Smoking, il n’y a que des décors construits représentant tous des extérieurs britanniques, donc les cinq cents photographies de golfs, de cabanes, d’églises ou de pierres tombales sont là pour servir d’inspiration et aider à concevoir non pas des copiés/collés, mais des associations et condensations inventives de différents lieux réels. Pour Providence, le projet était de tourner aux États-Unis, en Nouvelle-Angleterre. Faute de budget, le tournage a lieu en France et en Belgique, mais le projet « américain » est lisible dans les centaines de photos de repérages, comme est lisible l’art de Jacques Saulnier de trouver en Europe des équivalents aux architectures américaines photographiées. Pour Muriel ou le temps d’un retour, la protagoniste est antiquaire en appartement, donc les meubles de son appartement changent très souvent. Resnais a choisi de tourner les extérieurs à Boulogne-sur Mer, une ville reconstruite, une ville qui se cherche, tout comme le personnage et son appartement. François Thomas montre un plan de la ville établi par Jacques Saulnier avec l’indication des décors extérieurs associés à des numéros de plan du découpage technique. Un document qu’il serait très intéressant d’étudier en lien avec le plan de travail et le découpage technique, sans parler du film lui-même.
Jacques Saulnier avait déjà confié de son vivant ses maquettes en volume à la Cinémathèque française, maquettes également photographiées sous tous les angles. Ces maquettes en volume étaient fabriquées pour les metteurs en scène qui aiment cela (en particulier Verneuil et Resnais). C’est un outil de communication avec l’équipe et cela permet de réfléchir à la mise en scène. Ainsi Resnais les gardait chez lui avec, à l’intérieur, de petites figurines représentant les personnages, de façon à concevoir son découpage. Renato Berta, le chef opérateur de No smoking et Smoking, avait même filmé des plans dans ces maquettes, éclairées par des mini-projecteurs.
Les maquettes peintes et dessinées sont également nombreuses, comme cette maquette des Herbes folles (établie alors que le film s’appelait encore L’Incident) qui a servi à une exposition récente sur le décor de cinéma à la Cinémathèque française :
Les maquettes dessinées permettent de se rendre compte des problématiques de la décoration, en lien avec la mise en scène. Par exemple, dans On connaît la chanson, le couple formé par Sabine Azéma et Pierre Arditi habite un tout petit appartement, la même pièce servant à la fois de salon, de salle à manger et de chambre à coucher (c’est pourquoi ils cherchent un nouvel appartement). Lors de la séquence où ils reçoivent Jean Pierre Bacri (qui joue l’ancien amoureux de Sabine Azéma), Pierre Arditi doit observer de loin Bacri et Azéma. La mise en scène suppose alors un espace de recul important pour la caméra, permettant de filmer les deux personnages depuis la cuisine, épiés comme en secret. C’est ainsi que le couloir courbe est démesurément grand, et placé d’une façon absurde si l’on réfléchit à la présence d’autres appartements à l’étage. Lors des séquences situées dans cet appartement, ce non-sens architectural n’est pas perceptible pour le spectateur, mais il saute aux yeux sur la maquette. De même, pour Les Herbes folles, l’intérieur de la maison, construit en studio, ne raccorde pas avec l’extérieur filmé en région parisienne (le bureau du premier étage repose même sur le vide si l’on se rapporte à l’extérieur réel), ce que seul un architecte, peut-être, remarquerait en cours de projection. Les maquettes posent aussi la question de l’occupation la plus intelligente possible de l’espace des plateaux de studio. Ainsi
pour No smoking et Smoking, après avoir abandonné une idée de plateaux tournants comportant chacun plusieurs décors et qui auraient permis de changer de décor en cours de plan, un autre projet propose de construire simultanément les six décors sur le plateau de 4 000m2 de La Ferté-Alais, mais cela oblige à louer, à éclairer et, l’hiver, à chauffer de façon dispendieuse un espace que l’on n’utilise pas à plein en permanence. Jacques Saulnier propose alors de construire les six décors sur trois plateaux de 900, 1 000 et 1 300 m2 des Studios d’Arpajon. Sur l’un de ces plateaux, trois décors sont successivement construits puis déconstruits pour laisser place au suivant. On voit que c’est le même cyclorama de ciel peint sur chacune des trois maquettes, et qu’elles sont des variantes l’une des autres pour représenter successivement un terrain de golf, une falaise et une terrasse d’hôtel balnéaire. Il ne faut pas oublier que le décorateur est également responsable d’une bonne gestion du budget, et donc d’assurer une réutilisation des éléments quand cela est possible. Dans Pas sur la bouche, on voit sur la maquette la disposition du décor de l’hôtel particulier, construit sur un plateau de 1 000 m2. Deux éléments sautent aux yeux. D’abord la petite taille du salon, alors que presque tout se passe à l’intérieur, ce qui accentue l’effet de huis clos. Resnais joue alors d’un décor à transformation pour varier l’espace, les meubles de telle séquence sont remplacés par d’autres dans telle séquence suivante, ce qui renforce le côté fantomatique des personnages et du lieu, nourris de convention. Ensuite, on remarque que la chambre de la maîtresse de maison et la cuisine sont sur un autre plateau, ce qui ne permet pas à la caméra de passer d’un décor à l’autre. De fait, dans ce film, la caméra ne franchit jamais la moindre porte. Or, pour passer du salon à la cuisine, puis de la cuisine à la chambre, Resnais trouve des astuces de découpage technique : un personnage commence un mouvement dans un décor et le termine dans un autre comme s’il s’y était trouvé propulsé entre-temps. On note ainsi combien mise en scène, découpage et décor s’articulent, s’influençant l’un l’autre. Ainsi le dernier film d’Alain Resnais (Aimer, boire et chanter) apparaît comme un projet particulièrement audacieux, en particulier avec le choix de travailler avec des toiles peintes verticales pour seul décor, des « pendrillons » sur lesquels Jacques Saulnier travailla d’arrache-pied, tout en s’inquiétant tout au long du tournage de la réussite de ses propositions.
Pour conclure, François Thomas évoque la question du rapport dans l’équipe en particulier avec le chef opérateur. Entre le chef opérateur et le chef décorateur, le dialogue est important, mais la méfiance est parfois de mise et les déception sont courantes, chacun pouvant défendre une vision du lieu de tournage bien différente. La déception et le regret ne sont jamais bien loin tant il est difficile d’être la partie d’un tout, si beau soit ce tout. Dans d’autres cas, au contraire, parfois avec le même chef opérateur, l’entente est totale, et l’une des demandes les plus fortes de Jacques Saulnier était celle d’un long temps de préparation avec le chef opérateur… et avec le metteur en scène, de façon à éliminer aussi tôt que possible tout malentendu.

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