« Support, mon beau souci »

Conférence du jeudi 12 mai 2016

Vincent Deville est Maître de conférences en cinéma à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, où il dirige le Master 2 Métiers de la production cinéma et audiovisuel. Auteur du livre Les Formes du montage dans le cinéma d’avant-garde (PUR, 2014), il a contribué à divers ouvrages collectifs, parmi lesquels : Artavazd Pelechian, la symphonie du monde (C. Déniel, M. Vappereau, Yellow Now, 2016 à paraître) ; L’Étrangère, n°35-36 « Théorie et poétique du fragment » (O. Schefer, La Lettre volée, 2014) ; Dictionnaire de la pensée du cinéma (A. de Baecque, P. Chevallier, PUF, 2012) ; Le Cinéma critique. De l’argentique au numérique, voies et formes de l’objection visuelle (N. Brenez et B. Jacobs, PU de la Sorbonne, 2010). Il réalise des films expérimentaux en Super-8, programmés en France et dans d’autres pays : https://vimeo.com/vincentdeville

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Dans sa conférence, Vincent Deville propose de mettre en évidence le rôle du support dans la création cinématographique et d’envisager des techniques, des procédures, des gestes qui mettent au jour la matérialité du support employé.
Le lien du cinéma à sa matérialité est d’abord mis en évidence avec deux séquences de films, un extrait de Jean Luc Godard, JLG/JLG Autoportrait de décembre (1995), avec l’arrivée de la monteuse aveugle et puis un extrait de Dziga Vertov, L’Homme à la caméra (1929) qui donne à voir le dispositif cinématographique. Ces irruptions, au sein du film, du support, de la technique, des techniciens, des machines, des outils, de leurs gestes et méthodes, révèlent le cinéma et sa face cachée. Un geste didactique, critique, d’émancipation qui explique que les images ne sont que des images. Vincent Deville rappelle également qu’une image qui ne laisserait pas transparaître quelque chose de sa matérialité, de son principe même de production, serait forcément du côté de l’illusion, et donc en aucun cas du côté du réalisme – quand bien même cette image reproduirait la réalité. Jean-Pierre Beauviala explique :
« Au cinéma, on a besoin du grain de la réalité, mais pas de la réalité. Le cinéma, c’est la couche de poésie que l’on met entre la réalité et soi. »1

Ainsi Vincent Deville va se concentrer ici sur les films de cinéastes qui pourraient dire, pour paraphraser Godard : « le support est avant tout le fin mot de la réalisation d’un film ».
La question de la matière en art agite les débats et discussions depuis toujours, en opposition à la notion de forme, et à l’art lui-même. Vincent Deville rappelle plusieurs définitions de ce qu’est la matière, en particulier celle d’Aristote et met en évidence la dévalorisation en histoire de l’art du matériau au profit de la forme. A contrario Stan Brakhage écrit : « Le nom d’une colle vaut mille mots d’esthétique2
. » Alors que la marque Eastman Kodak change de support celluloïd pour sa pellicule dans les années 1970, les cinéastes continuent d’utiliser la même colle… qui se révélera inadaptée : les cinéastes découvrent deux ans plus tard seulement que leurs collures n’ont pas tenu et qu’elles se détachent les unes après les autres. En réaction et en connaissance de cause, Brakhage déclare avoir décidé de faire des films à base de plans longs à cette époque, précisément pour cette raison technique et matérielle3
.
Le matériau, ou la matière, comme le rappelle l’historien de l’art Jean-Marie Pontévia, a toujours pâti d’une dévalorisation, au profit de la forme achevée : on peut ajouter que ce que menace le retour de la matérialité dans l’oeuvre, c’est bien sûr la figure, la représentation, le lisible. La matérialité porterait avec elle le risque de la défiguration, de l’abstraction. Vincent Deville montre justement deux séquences de films où l’irruption de la matière entraîne la destruction de la figure, Persona, (Ingmar Bergman, 1966) et Two-Lane Blacktop, (Monte Hellman, 1971, la fin du film).
Argentique/numérique : la dématérialisation en questions
Vincent Deville rappelle que la pellicule est bien un support : une surface celluloïd qui recueille une fine couche de sels d’argents. Avec l’arrivée de la vidéo, le choix du support a été plus flagrant, deux types d’images se sont opposées. De la même façon avec l’arrivée de la HD, du numérique, avec des arguments techniques, et le plus souvent commerciaux, qui annonçaient que les deux avaient tendance à s’équivaloir. La pellicule reste encore le mètre étalon, une référence.
Aujourd’hui que la projection numérique s’est propagée et est devenue hégémonique, les habitudes de perceptions évoluent très vite et revoir une projection de film agit comme un retour du refoulé : ce que l’on ne voulait plus voir réapparaît : la matérialité du cinéma via son support pellicule (du grain, des rayures, des poussières, des poils, des accidents de projection).
Vincent Deville pose la question de ce qu’en pensent les premiers concernés, les cinéastes, les chefs-opérateurs, les collaborateurs artistiques et techniques. Ainsi, il met en évidence une image qui revient souvent dans le discours des créateurs et des techniciens, de quelque chose de mort qui remplace quelque chose de vivant. Ainsi Brunot Dumont explique :
Nous sommes faits de chimie, comme la pellicule, alors nous réagissons chimiquement à un film en pellicule, impossible avec le numérique.4

Une sorte de phénomène physiologique dont on peut se demander s’il est vrai ou si cela relève de la mythification d’un cinéma rêvé et fantasmé. Cependant, le numérique, lieu de la perfection parfois perçu comme insupportable, peut être aussi le lieu de l’insoumission, à contre-courant de l’injonction technologique. Vincent Deville diffuse un film de Jacques Perconte, Après le feu (2010, 7’), une prise de vue depuis un train, traitée et retraitée par ordinateur. L’image numérique, qui semblait contrainte à la plus grande ressemblance avec le monde et à une qualité de définition toujours accrue, laisse soudain émerger de l’abstrait, de l’informe et de l’aléatoire, comme un retour de la nature et du vivant au sein du dispositif technologique. Le matériau et le support deviennent sources d’une nouvelle poétique.
La pratique du Super-8
Vincent Deville évoque alors sa pratique du cinéma et son rapport avec son support de prédilection le Super 8. Selon lui, chaque support possède son propre imaginaire. Le Super 8 est économique, léger et maniable. C’est à la fois un support (pellicule), un outil (caméra), un médium (projecteur). Il n’est pas fait pour le montage. Sinon, il faut numériser les rushes. Avec le Super 8, Vincent Deville a également fait des films sans caméra, dont il explique le dispositif. Par exemple dans le film La Source, la pellicule est plongée dans une source. Déroulée elle est en contact avec l’eau, les pierres qui entraînent des griffures. Le plus étonnant est sans doute la couleur bleue, apparue naturellement. Le film se fait tout seul et le cinéaste a un geste de découvreur. Pour le film Filles Flammes (2014), il travaille par contact, en refilmant des fragments de Super 8 à la lueur d’une

cigarette. Vincent Deville, avec la projection de son travail personnel met en évidence le rôle du support dans la création, dans une réaffirmation du corps et du geste manuel/artisanal au sein d’un dispositif mécanique de production des images : le cinéma.

1.Jean-Pierre Beauviala, « Vers un cinéma hybride », La Cinémathèque française, 2011.
Matière, matériau, forme
2.Stan Brakhage, « Letter to Gregory Markopoulos: On Splicing », in Film Culture, 
n° 35, New York, Winter 1964-1965, p. 54, notre traduction.
3.Stan Brakhage, Film at Wit’s End (Eight Avant-garde Filmmakers), New York,
Documentext/McPherson & Company, 1989, p. 135-136.
4.Bruno Dumont, Cahiers du cinéma, n°672,
« Adieu 35, la révolution numérique est terminée », novembre 2011.
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